Fabrique d’un roman – Interview de Martine Courtois

Fabrique d'un roman - Interview de Martine Courtois

 

Fabrique d’un roman
INTERVIEW MARTINE COURTOIS
Mars 2016

Ton livre est à la fois un roman d’enquête et un bildungsroman (je n’emploie pas le mot pour faire cuistre, mais pour manifester mon estime). Quelles ont été tes envies premières ? Tel genre romanesque ou telle histoire ? Tels personnages ? Bref, comment ça a commencé, ton aventure avec ce livre ?

C’est d’avantage l’histoire qui a imposé un genre romanesque. « Les loups » était mon premier véritable travail d’écriture. C’est sur ce roman que j’ai fait mon apprentissage – c’est bien un bildungsroman. J’ai des souvenirs de grands bonheurs mais aussi de moments difficiles… j’ai parfois bataillé pendant des jours pour trouver des solutions.
L’histoire s’est construite au départ autour de la soirée avec les poules bleues. C’était une nouvelle qui s’est transformée en roman.
La trame de l’histoire s’est mise en place assez vite et j’ai opté tout de suite pour l’idée du journal de Vanda qui s’intercale entre chaque chapitre. D’abord parce que c’est ainsi que je m’exprime le mieux et aussi parce que cela me permettait de ménager le suspense.
Écrire cette histoire me permettait également de faire le deuil de ma vie parisienne et des amis perdus de vue… Le projet artistique inventé par Vanda pour rester en contact avec les autres est né ainsi.
Mais ma motivation principale était – et est toujours – d’écrire, de me perdre chaque week-end ou quelques heures par semaine dans ce refuge où il fait si bon disparaître…
« C’est peut-être pour cela que la vie d’écrivain lui avait toujours paru attirante, en raison du refuge qu’elle offrait à l’attardé social, de l’éclat de légitimité qu’elle conférait à la solitude. » (Jonathan Coe – Testament à l’anglaise).

Tu as choisi un double système narratif, pourquoi ?
Antoine est raconté par un narrateur omniscient, qui le connaît du dehors (gestes, actions) et du dedans (pensées, sentiments). Vanda est soit vue par les autres personnages, donc du dehors, soit connue de l’intérieur par son journal, où elle se dédouble en « tu » et « je ». Vanda se raconte elle-même, elle échappe au narrateur qui nous parle d’Antoine, sauf à la fin quand elle retrouve les autres.
Mais curieusement, Antoine me paraît plus compliqué, plus énigmatique que Vanda.

C’est impressionnant de lire une analyse aussi précise de mes « Loups » ! Tu imagines que tout a été calculé au départ, mais ce n’est pas le cas. Surtout en ce qui concerne la psychologie des personnages. Antoine est compliqué et énigmatique parce que je l’ai inventé au fil du roman. Il y a certains aspects de lui qui m’échappent, même si, comme tous les personnages, il y a un peu de moi en lui… et sans doute la part la plus sombre.
Je suis en train de lire le journal d’une écrivaine que j’admire énormément, Joyce Carol Oates, et j’ai noté ce passage qui m’a frappé et qui illustre un peu ce que je tente d’expliquer, cet empirisme du romancier qui cherche ce qu’il ne connaît pas encore… « La fiction comme découverte, révélation permanente. (…) Quand nous finissons une œuvre (…) nous en savons moins qu’avant de la commencer ; nous sommes perplexes, déroutés, troublés, pleins de questions, prêts à relire, perturbés par le mystère. » [Journal – 1973-1982 ]

Sinon, j’ai opté pour le double système narratif pour appréhender l’histoire dans toutes ses dimensions. Le manuscrit de départ était d’ailleurs deux fois plus épais (et plus ambitieux) car j’avais tenté de faire la même chose pour chacun des personnages… Claire, Julia, Édouard et même Marie, la sociologue qui était beaucoup plus présente.
J’ai envoyé ce premier tapuscrit à une dizaine d’éditeurs et j’ai reçu en retour, le plus souvent, la fameuse lettre type, cauchemar de tous les apprentis écrivains. Mais heureusement, deux ou trois lecteurs ont pris la peine de me faire parvenir leurs critiques que j’ai utilisées pour remanier le roman. J’ai ainsi simplifié la construction du récit, amélioré l’intrigue, supprimé une bonne partie des dialogues et ajouté quelques descriptions. Ainsi réécrit, le roman a été allégé d’une centaine de pages. J’ai recentré le récit sur Antoine et Vanda et laissé de côté mes ambitions kaléidoscopiques. Il est vrai que la première version partait un peu dans tous les sens…
J’ai perdu beaucoup de temps avec cette première étape, mais je crois que mes personnages et l’histoire ont gagné en profondeur.

Il y a quelque chose des Hussards dans le personnage d’Antoine. Il s’appelle ainsi à cause de Blondin ?

Oui, c’est un peu pour Antoine Blondin et ses « loups du remords qui n’attaquent que l’homme seul »… mais Antoine est également proche du « Solitary man » de Johnny Cash… Ce qui explique sa complexité. Il voyage entre différents époques. Les seuls liens tangibles entre tous les personnages de qui il se rapproche sont son alcoolisme et sa mélancolie.
Il y a un passage dans le roman qui le décrit bien, quand il est vu par Vanda, même si elle l’idéalise :
« Tu es allé à la Fnac d’Aix acheter des bouquins. Tu peux lire à nouveau, te plonger dans la vie des autres… Tu as pris un petit livre, pour commencer en douceur : des nouvelles de Salinger qu’Antoine t’avait conseillées dans ses lettres. Tu as commencé à lire dans le train et le temps est passé comme un rêve. Tu as lu les nouvelles en partant de la fin, comme tu fais toujours. Tout de suite, quelque chose d’enfantin t’a embarquée… Tu te dis que tous les garçons devraient être comme ça : insolites, tendres et drôles. Un peu comme Antoine dans ta vie. Tu lui recopies un passage sur Teddy, un gamin surdoué dont chacune des phrases ressemble à une petite île oubliée, entourée d’une mer miniature de whisky. Il a dû ressembler à ça autrefois, avant qu’il ne se mette à assécher toutes les îles oubliées de la création… »

Les citations récoltées par Vanda : tu ne les as pas toutes trouvées dans un dictionnaire de citations ? Par exemple : « Ce qui est sauvage est ce qui vit vraiment dans le monde », comment es-tu tombée dessus ? (c’est dans un vieux Libé). Est-ce que l’ensemble de ces citations forme un jeu de piste pour saisir les références qui te sont chères ?

En fait, il n’y a pas de dictionnaire de citations. J’ai utilisé ce « stratagème », au départ pour révéler le personnage de Vanda et faire ressortir son malaise par rapport à ce qui lui est arrivé. J’ai donc recherché des références littéraires en rapport avec ce qu’elle ressentait. Comme je note des tas de choses au fil de mes lectures, j’ai pioché dans ma réserve.

La tonalité d’ensemble de ton roman m’intrigue : l’optimisme du roman d’enquête, ou la mélancolie ? – Je citais souvent à mes étudiants l’incipit de « Aden Arabie » (Nizan) : « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. »
Je crois que c’est la mélancolie qui domine mais c’est au lecteur de décider en s’identifiant au personnage qui lui convient le mieux…
Antoine est le plus proche de Nizan et du Fouquet d’Un singe en hiver -, sa lucidité l’empêche d’aller bien. Il y a quelque chose de brisé en lui. C’est pour cela qu’il boit et qu’il vit la nuit pour ensuite se « dissoudre dans une de ces matinées orange et grises où l’on espère encore que l’on peut enchaîner, où il ne faut surtout pas se retrouver isolé ».
Il a aussi quelque chose de Scott Fitzgerald, celui de « La fêlure » pour qui toute vie est un processus de démolition : « Toutes les histoires qui naissaient dans ma tête contenaient une touche de désastre – les adorables jeunes créatures de mes romans couraient à leur ruine, les montagnes de diamants de mes nouvelles se volatilisaient, mes millionnaires étaient aussi magnifiques et damnés que les paysans de Thomas Hardy. »

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Interview de Martine Courtois via Facebook – Mars 2016
Martine Courtois est professeur honoraire. Elle a été professeur de littérature française contemporaine à l’Université de Dijon ; elle était auparavant maître de conférence en littérature comparée.
Ancienne élève de l’ ENS Sèvres elle est agrégée de lettres classiques. Elle a un doctorat d’État (« Frontières du littéraire »).

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Les loups du remords – Marie-Hélène Branciard