Je vois leurs yeux étinceler… – Shane Zooey – Le Zaporogue XVIII

Je vois leurs yeux étinceler... - Shane Zooey - Le Zaporogue XVIII

Je vois leurs yeux étinceler... - Shane Zooey - Le Zaporogue XVIIILe Zaporogue XVIII – 2018 – Je vois leurs yeux étinceler…
Appel à textes, photos, art, illustrations, photographies pour la revue Le Zaporogue créée par Seb Doubinsky.

JE VOIS LEURS YEUX ÉTINCELER

Solün avait obéi. Elle avait pris sa voiture. Elle était allée se perdre dans la campagne. Elle avait attrapé son sac, son appareil et elle se baladait comme si tout allait bien. Alors qu’elle prenait photo sur photo, elle s’échappait malgré elle vers hier. Les ziiiiiiip et les zooooooom de ses appareils sans doute. Elle aurait pu être ailleurs, au Rwanda ou en Inde, ils auraient fait les mêmes bruits. Ce ronronnement qui lui prouvait qu’elle existait encore même si ses reportages lui manquaient et que sa vie n’avait plus vraiment de sens.

Il faisait bon, le soleil avait gagné. Solün aurait aimé se contenter de ce décor, du ciel, des arbres et des nuages, mais il n’y avait pas moyen… Même la peur lui manquait alors que c’était ça qui l’avait fait renoncer au grand reportage. Cette boule dans le ventre qui devenait trop grosse pour continuer à s’immerger dans ces univers en furie. Les chambres d’hôtel qu’elle n’arrivait plus à quitter parce que dehors, l’horreur, le danger, parfois la mort l’attendaient. Après dix années comme Grand Reporter, pendant lesquelles elle avait couvert de nombreuses guerres, Solün Waters avait rendu les armes et il ne lui restait plus que le son de sa vie passée.
Cachée à l’écart du petit chemin, elle repéra une baraque envahie par les mauvaises herbes. Une touche de peinture bleue subsistait, trace infime sur une porte décapée par le temps. Il y avait donc eu de l’espoir un jour, à cet endroit.
Elle observa la maison vermoulue. Un beau sujet qui pourrait rejoindre son projet d’exposition mis de côté depuis des années avec comme prétexte le Grand Reportage. Celui qui passait devant tout et devant tout le monde… même devant elle.
Elle dégaina, pris quelques photos de loin, comme pour s’échauffer. Modèle docile, la cahute bougea à peine. Solün percevait néanmoins une petite résistance, les anciens habitants lui soufflaient leurs reproches : « C’est avant qu’il aurait fallu la photographier. À quoi bon désormais ? »
Elle n’y pouvait rien, elle avait toujours eu une attirance morbide pour les ruines et les endroits oubliés, les usines, les prisons, les hôpitaux, les châteaux… Les moisissures, la rouille et les herbes folles la touchaient au plus profond d’elle-même.
Elle s’immobilisa en entendant fuir une bestiole parmi les herbes hautes. Peut-être un serpent. Elle était tout prêt désormais et une odeur terreuse, âcre, froide lui parvint qui s’échappait d’une fenêtre aux vitres crasseuses à moitié brisées. Elle distingua à peine un évier, une table bancale et une vague silhouette qui la fit sursauter.
Solün recula. Dans ce carré d’obscurité une autre ombre venait de surgir, un souvenir tenace, celui d’un épisode étrange vécu alors qu’elle couvrait la guerre de Yougoslavie.

Elle était en reportage à Pale, une petite ville serbe qui surplombait Sarajevo et dont le Vieux-Pont avait été détruit par des obus. Alors qu’elle traversait le village, elle avait aperçu un chat gris et malingre qui s’introduisait par la lucarne d’une maisonnette en ruine. Elle s’était approchée de l’ouverture, c’était la fin de l’après-midi et il faisait déjà sombre : on ne voyait pratiquement rien dans la vieille bicoque. Le chat avait disparu. Elle avait pris deux photos en utilisant son flash, presque machinalement et elle avait continué sa route.
À cette époque, Solün n’était pas encore passé au numérique. Elle envoyait ses pellicules et il fallait attendre plusieurs jours avant de voir le résultat. Ce n’est donc que le surlendemain, de retour à son hôtel qu’elle avait découvert ces clichés pris à Pale et dont elle ne se souvenait même plus. Le chat était bien là, lové sur les genoux d’une petite fille assise devant une cheminée vide. Vêtue d’un pyjama, les cheveux tout ébouriffés, ses yeux noirs étincelants se perdaient dans les flammes d’une flambée fantôme.
Le lendemain, Solün était retourné explorer la maison abandonnée. Elle n’avait bien entendu rien trouvé, à part quelques pièces glaciales et une cheminée dans laquelle s’empilaient de vieilles briques. Elle avait pourtant l’impression que la petite était là.
Ce n’était pas la première fois qu’elle éprouvait cela. Super-héroïne dotée d’un pouvoir aussi poétique qu’inutile, Solün savait percevoir les battements de cœurs des lieux perdus. Ils continuaient à vivre en elle. Elle pouvait se représenter ce qui se passait à l’intérieur, la vie qui persistait malgré tout, les morts qui prenaient la place vide.

Shane Zooey
La Revue Zaporogue – Mai 2017

Titre « Je vois leurs yeux étinceler » extrait du poème « Fantômes » de Victor Hugo – Recueil : Les orientales (1829).

Le Zaporogue XVIII, avec/with: Jerry Wilson, Benoit Jeantet, Francesca Pavia, Tom Buron, James Goddard, Christophe Gerbaud, Agathe Elieva,Laurent Maindon, Iris Terdjiman, Carole Cohen-Wolf, Didier Dabreteau, Shane Zooey, Celina Ozymandias, Alain Marc, Anne Paulet, Mathias Moreau, Márcia Marques Rambourg, Fabrice Magniez, Olga Theuriet, Amit Ranjan, Charles Marko, Sofiul Azam, Christo Datso, Al Lwo, Tikulli Dogra, Yan Kouton.

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Version papier... 246 Pages, 6,72 €